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Débat d'idées

Hartmut Rosa

La pandémie nous a davantage fait prendre conscience d’une chose : le contact à travers les médias numériques n’est pas totalement satisfaisant, il manque quelque chose. Nous avons besoin de proximité physique.

Hartmut Rosa est un sociologue et philosophe allemand connu dans le monde entier pour son travail sur l’accélération sociale. Il est l’invité d’honneur de la Nuit des Idées, qui se tiendra le jeudi 28 janvier 2021. 

Mis à jour le 10/02/2021

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Hartmut Rosa
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© Anne Guenther FSU

Cette année, le thème de la Nuit des Idées est « Proches ». Comment la pandémie a-t-elle affecté notre rapport à la proximité physique et quelles en sont les implications ? 

Elle a modifié notre sens du contact social, ce que je trouve un peu effrayant. Nous nous éloignons immédiatement lorsque quelqu’un s’approche de nous physiquement, nous nous sentons en danger. Ce phénomène est très rapidement devenu habituel et cela me trouble. Je pense que c’est une sorte de tendance à long terme de la modernité, qui accompagne cette envie que l’on nous « laisse tranquilles », en particulier en présence d’autres personnes dans des environnements densément peuplés tels que les grandes villes. Je crois que le sentiment que « l’autre » constitue une source de danger s’est considérablement accru. Les accolades et autres gestes similaires ont disparu, même avec les personnes que nous connaissons bien. Des preuves empiriques solides attestent que cela n’est pas bénéfique pour l’être humain. Nous vivons dans une société où le toucher est de moins en moins fréquent, il est suspect. Ce sont désormais les professionnels, comme les masseurs, qui peuvent nous toucher.

Votre travail est axé sur les effets négatifs de l’accélération sociale. L’année dernière, nous avons tous été contraints de ralentir. Cela aura-t-il un impact durable sur la façon dont nous souhaitons mener notre vie ?

J’ai toujours insisté sur le fait que la solution aux problèmes causés par l’accélération n’est pas la lenteur. La lenteur elle-même n’est pas particulièrement souhaitable. On observe actuellement une sorte de lenteur forcée ; elle n’est pas volontaire, elle n’est pas due à un changement de notre tissu social ou de notre positionnement culturel. Si l’on se contente de ralentir un système fondé sur la stabilisation dynamique, qui a besoin de se maintenir tel qu’il est, un accident surviendra inévitablement et d’énormes problèmes économiques et sociaux sont à craindre. Je ne pense donc pas que ce genre de lenteur aura un effet durable.

Vous suggérez que la « résonance » avec le monde qui nous entoure est indispensable à une vie meilleure. Pourriez-vous expliquer cette idée et nous dire si l’année qui vient de s’écouler a pu aider un plus grand nombre d’entre nous à réaliser cela ?

La résonance est une certaine façon d’entrer en relation avec le monde, d’établir un contact avec les autres, avec les choses ou avec la nature. Elle comporte quatre éléments. Le premier d’entre eux est ce qui nous parle ou nous touche véritablement. Le deuxième est la capacité à tendre la main et à faire quelque chose, comme répondre au toucher ou à un appel et se sentir vivant et capable d’avoir une incidence. Le troisième élément est lié au fait que nous changeons ; nous vivons une sorte de transformation de tout notre être et de notre manière d’appréhender le monde. Quatrième élément : il est impossible de forcer ou de fabriquer la résonance ; vous ne pouvez pas décider que ce soir vous serez profondément touché par votre petite amie, un morceau de musique ou un livre. La pandémie a fait disparaître une grande partie des choses avec lesquelles nous entrons en résonance, comme les concerts, le cinéma, un voyage à la montagne ou à la mer, mais elle nous a aussi donné le temps de redécouvrir ce qui fait écho en nous. Une chose m’a paru intéressante : de nombreuses personnes ont découvert que ce qu’elles pensaient vouloir faire si seulement elles en avaient le temps n’était pas à la hauteur de leurs attentes. Proust leur a semblé ennuyeux et elles n’ont pas aimé les leçons de piano. Cela nous a libérés de nombreuses illusions. 

En tant que société, nous devons nous rappeler que nous avons la capacité de prendre un nouveau départ. J’irais même jusqu’à dire que plus la crise dure et plus elle s’aggrave, plus nous avons de chances de changer de cap.

Pensez-vous que l’absence forcée de contact physique a modifié notre rapport aux modes de communication numériques ?

De nombreuses personnes pensent que la numérisation prendra encore plus de place, mais j’en doute vraiment. Je pense que ce sera probablement l’inverse. Le plus intéressant pour moi, c’est que les gens, en particulier les jeunes, regrettent vraiment la proximité physique. Je le remarque chez mes étudiants à l’université. Ils insistent pour se rencontrer en personne. La pandémie nous a davantage fait prendre conscience d’une chose : le contact à travers les médias numériques n’est pas totalement satisfaisant, il manque quelque chose. Nous avons besoin de proximité physique. 

L’impossibilité dans laquelle nous sommes de voyager a eu un effet positif notable sur l’environnement. Pensez-vous que cela obligera les gouvernements, et le grand public, à agir contre le changement climatique ? 

Lorsqu’une société est en crise, comme la nôtre, la tendance dominante consiste à essayer de revenir à la normale. Je crois toutefois qu’il est essentiel de prendre conscience que « la normale » que nous avons connue n’était pas si heureuse que cela, que ce soit sur le plan psychologique, politique ou environnemental. J’espère que nous ne serons pas gagnés par un sentiment d’impuissance lorsque les problèmes environnementaux reviendront à l’agenda social et politique. Nous avons pu constater que nous sommes capables d’agir de concert et d’unir nos efforts si nous le souhaitons vraiment. Cela nous permettra de prendre des mesures contre le changement climatique et les problèmes socio-économiques à l’avenir.

Comme vous l’avez souligné, notre système économique repose sur une accélération annuelle. Celle-ci a été stoppée brutalement cette année. Peut-on envisager de suivre une autre voie ou serons-nous contraints, par nécessité, de revenir aux anciennes habitudes ?

C’est la question fondamentale : nous devons nous pencher dessus sans attendre. La majorité souhaite bien évidemment revenir à la normale que nous avons connue, ce qui n’est pas vraiment surprenant : l’être humain fonctionne ainsi, mais cet ancien mode de fonctionnement peut être qualifié de catastrophique. En tant que société, nous devons nous rappeler que nous avons la capacité de prendre un nouveau départ. J’irais même jusqu’à dire que plus la crise dure et plus elle s’aggrave, plus nous avons de chances de changer de cap. Les problèmes économiques, déjà graves auparavant, ont encore gagné en intensité. Ce sera peut-être l’occasion de réduire la dette mondiale. Cela résoudrait un certain nombre de problèmes, car les dettes sont l’un des éléments à l’origine du besoin permanent de croissance. Et bien sûr, ce serait également positif pour l’environnement. Nous inventerons peut-être quelque chose de nouveau si la crise s’aggrave suffisamment et que nous ne pouvons pas revenir à nos anciennes habitudes.

Vos idées sur ce qui constitue une vie enrichissante ont-elles changé au cours de l’année qui vient de s’écouler ?

Ce sont mes idées sur l’origine de l’aliénation et de la résonance qui ont un peu évolué. Il ne faut pas être trop prompt à croire que le mode de vie plus ancien, peut-être rural, suscite une plus grande résonance et que le mode de vie globalisé, très condensé, est aliéné. Le fait de vivre une vie très intense peut aussi être source de résonance. J’ai réfléchi de nouveau à l’énergie sociale. L’énergie indispensable à la vie provient selon moi de l’interaction sociale, voire du contact physique. Nous avons peut-être besoin de la proximité des autres pour nous sentir vraiment autonomes et puissants. Je pense que nous devons en faire plus pour comprendre ce qui est source d’énergie positive. Le concept de l’énergie n’est généralement pas utilisé en sociologie ; il est ésotérique ou simplement psychologique. Je crois cependant que l’énergie revêt une dimension sociale et qu’elle provient de l’interaction. Je voudrais en savoir plus à ce sujet, et je pense que cela a une incidence sur ma manière de concevoir la vie idéale.

La Nuit des idées 2021 : Hartmut Rosa, Parrain de l'édition 2021
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L'Institut français et l'évènement

Rendez-vous annuel consacré à la libre circulation des idées et des savoirs, la Nuit des Idées est coordonnée par l’Institut français. 

Hartmut Rosa était l'invité d'honneur de la Nuit des idées 2021, consacrée au thème « Proches ». 

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